Nos archives ont conservé le souvenir d’un Hugues de la Muette au XIIème siècle attestant ainsi l’existence d’un fief de ce non au Moyen-Âge[1]. Toutefois, il n’en est plus fait mention jusqu’au XVIème siècle, époque à laquelle il réapparaît.

Le premier texte daté du 21 novembre 1582 indique que Laurent Le Haste et Barbe de Caloire ont cédé le fief de la Muette à Pierre Blajan et Louise de Longueval, Laurent Le Haste l’avait hérité de son père Jean Le Haste, commissaire ordinaire[4] de l’artillerie et Claude du Mème, son épouse.

Le second texte (19 septembre 1585) est la résolution de la vente précédente à la demande des deux sœurs de Laurent, Marguerite la jeune et Marguerite l’aînée.

Quelques années plus tard, en 1587, Marguerite Le Haste se mariait avec Guillaume de Condren, seigneur de Montigny. Dès cet instant, le château ne quittera plus la famille Condren jusqu’en 1793 année où le dernier Marquis de Condren, criblé de dettes, fut contraint de vendre la propriété.

Du point de vue féodal, La Muette était un franc fief. L’aveu de dénombrement de la seigneurie des Francs fiefs du Valois en 1666 [5] mentionne en effet à Largny : « un fief dict La Muette appartenant aux hoirs Guillaume de Condren, escuyer, consistant tant en son château seigneurial, basse court, les lieux et pourpris comme il se comportent, fermés en partie de murailles et en partie de fossés, qu’en cens, terres labourables, prés, moulins, vignes, garennes et larris et autres droicts de cens, ventes champarts, tant en argent, grains que poulailles dont ils ont déclarés ne pas jouir pour en avoir perdu les titres[6]. »

Plan d’ensemble

« Un petit manoir dans un grand jardin », tel pouvait se définir La Muette au XVIIIe siècle tant il y avait une grande distorsion entre la superficie du manoir et celle des jardins qui l’entouraient.

La propriété étant en bordure extrême du plateau, la forte dénivellation lui assurait une protection naturelle sur toute sa façade est. La défense était encore améliorée grâce à un beau mur de soutènement qui régnait de ce côté. Il semble avoir été construit en deux phases. Une première phase au Nord est en grand appareil avec parapet simple. Une seconde phase au Sud est en moellons avec parapet à piliers moulurés. Chaque pilier présente une emprunte rectangulaire en creux sans doute destinée à encastrer des vases ou autres motifs décoratifs.

Le mur de clôture Sud-Est encadré de deux tourelles carrées à toiture en batière est percé d’un portail monumental de style XVIIe siècle, remanié au cours du siècle dernier.

A l’Ouest, le mur de clôture n’a pas de signe distinctif si ce n’est qu’il s’interrompt brutalement et il ne semble pas qu’il se soit autrefois prolongé. On peut supposer que la limite de propriété n’était plus ensuite qu’une simple haie vive.

Une deuxième enceinte est encore reconnaissable à l’intérieur de cette limite. Elle délimite un rectangle d’environ 50m par 70m. les quatre côtés de cette clôture étaient défendus par la tourelle (3) et le colombier (2) qui pouvait faire office d’organe de défense et probablement par une troisième tourelle (4) aujourd’hui disparue. Cette enceinte correspond à la propriété initiale qui a été enveloppée au XVIIe siècle par le mur décrit précédemment qui augmenta considérablement la superficie de la propriété.

A l’intérieur de la première enceinte (2-4-3-7), on trouvait deux parties. Une basse-cour et le manoir entouré de jardin. L’agrandissement de la propriété eut pour effet de lui adjoindre un grand jardin et une zone cultivable.

L’angle Sud-Est est occupé par une tourelle carrée (3) qui permettait d’assurer la protection des murs qui la jouxtaient. Cet ouvrage présente des dispositions constructives originales. La base de la tourelle est un quadrilatère à un angle droit et angle aigu opposés. A partir du sol du jardin, elle est à plan carré dont deux côtés se superposent avec ceux de l’angle droit du quadrilatère. Un glacis triangulaire relie les deux autres côtés du quadrilatère et du carré. Quelle interprétation doit-on donner à ces dispositions, si ce n’est de renforcer l’angle le plus exposé et lui donner une forme en éperon rappelant les bastions des forts ?

Les meurtrières de la tourelle Sud-Est sont d’un modèle totalement inédit dans notre région. Une alvéole cylindrique relie les deux ébrasements. Elle est surmonté d’un trou borgne d’environ 5cm de diamètre et de quelques centimètres de profondeur. Cette alvéole devait contenir un cylindre de bois muni d’une fente permettant de supporter et d’orienter une arme à feu de rempart tout en permettant une visée efficace.

Les bâtiments de l’ancienne basse-cour sont aujourd’hui des maisons d’habitation construites depuis le démantèlement de la propriété en 1793. Deux colonnes subsistent cependant à proximité de l’accès au jardin. Elles proviennent probablement d’une colonnade soutenant un passage couvert longeant le mur d’enceinte et conduisant vers les communs.

Le pigeonnier serait bien banal si sa base ne présentait les mêmes dispositions que celle de la tourelle sud-est, placé à l’angle de l’enceinte, il pouvait en assurer la protection en cas de besoin.

Le manoir

Le manoir initial semble être resté inchangé jusqu’en 1872, date après laquelle il a été considérablement modifié. Le corps de logis principal a été allongé d’une travée et un second corps de bâtiment ajouté de l’autre côté, donnant un ensemble symétrique et harmonieux, mais qui n’a plus rien à voir avec la construction originelle.

L’examen des lieux confronté à un dessin de Barbey[7] permet pourtant de restituer le manoir et de constater que le pavillon central, autrefois en angle, a été surélevé d’un étage. Cela a conduit à modifier la coupole de la tour d’escalier pour pouvoir accéder à l’étage ajouté. On a en même temps profité du plan en éperon, similaire à ceux du colombier et de la tourelle Sud-Est, pour adjoindre à la surélévation rectangulaire une petite tourelle d’escalier conduisant au comble. Il n’y a pas de différence stylistique entre les deux phases de travaux, ce qui permet de croire que la surélévation est intervenue peu de temps après l’achèvement de la construction. Elle a conduit à modifier la coupole en y ajoutant un massif de maçonnerie, formant un congé de raccordement, destiné à abriter la volée d’escalier supplémentaire.

Les travaux d’aménagement intérieur ont fait disparaître une partie des dispositions internes. Le rez-de-chaussée a cependant conservé de curieuses voûtes à clefs saillantes continues et les embrasures des anciennes ouvertures.

Le plan ci-contre donne l’aménagement originel du manoir au rez-de-chaussée et au premier étage puisque les deux niveaux étaient identiques. C’est une distribution qui semble atypique. Nous ne l’avons pas rencontré sur les autres manoirs de la région. Les faibles écarts entre les superficies des différentes salles ne facilitent pas la tâche pour retrouver l’ancienne affectation des locaux. Nous en donnons pourtant une proposition dans la légende du plan ci-contre.

L’escalier de pierre desservant les étages n’a pas été modifié. Il reste adossé aux latrines contenues dans le redent de maçonnerie, logé dans l’angle de la tour d’escalier et du pavillon.

Les salles du pavillon sont encore pavées de carreaux de terre cuite pouvant remonter à l’époque de la construction. Toutes les cheminées sont en pierre et de style Louis XV.

Datation

La Muette présente des similitudes avec le château de Coeuvres[8]. On remarquera principalement que le plan du manoir reprend les dispositions des pavillons d’angle Nord et Ouest de Coeuvres[9] qui constituaient des logements indépendants à l’intérieur du château. Comme à Coeuvres, la tour d’escalier est couverte d’un dôme de pierre. De même, les bases de la tourelle et du colombier présentent les mêmes dispositions que le soubassement des tours de Coeuvres.

L’édification de Coeuvres est généralement attribuée à la décennie 1560, époque à laquelle on peut aussi envisager la construction de La Muette. Cette datation trouve une confirmation dans les deux textes conservés aux Archives Nationales qui nous apprennent, qu’avant 1582, le manoir appartenait à Laurent Le Haste qui l’avait recueilli de la succession de son père Jean Le Haste et Claude du Mème, sa mère.

Autre similitude avec Coeuvres, Jean Le Haste était commissaire ordinaire de l’artillerie donc probablement un proche de Jean Destrée, grand maître de l’artillerie bâtisseur de Coeuvres.

Jean Le Haste étant décédé avant 1582, la période de construction la plus probable peut se situer entre 1560 et 1580. Lors de l’annulation de la vente en 1585, Pierre de Blajan disait avoir fait des améliorations s’élevant à 350 écus. C’est une somme importante qui pourrait correspondre à la surélévation du pavillon[10] et d’autres travaux. Dans cette hypothèse la modification serait intervenue entre 1582 et 1585.

Le château de Coeuvres

En conclusion, le manoir de La Muette est un jalon intéressant dans l’évolution des manoirs campagnards de notre région. Malgré les agrandissements et les modifications qu’il a subi, l’état initial est facilement restituable. Il semble être le plus ancien manoir de la renaissance italienne de notre région annonçant le courant de modernisation du début du XVIIème siècle au cours duquel de nombreux manoirs à plan rectangulaire furent dotés de pavillons d’angle rectangulaires.

Denis Rolland, Président de la Société Historique de Soissons

[1] Carlier, Histoire du duché de Valois, 1752, T. 2 p. 166. Carlier ne citant pas ses sources il n’est pas certain qu’il s’agit bien du fief situé à Largny sur Automne. Il existait en effet un autre fief de ce nom dans le Valois. Il est mentionné dans le dossier Largny (Archives Nationales, R4/99), nous n’avons pas réussi à le localiser.

[2] A. Moreau-Néret et E. Toupet, Largny sur Automne, Soissons, 1966.

[3] Archives Nationales Apanage d’Orléans R4/99.

[4] Le commissaire de l’artillerie était une sorte de fonctionnaire chargé de la gestion du parc de l’artillerie du roi.

[5] La seigneurie des francs fiefs du Valois dont le siège était une tour carrée derrière l’autel de l’église de Lévignan regroupait des fiefs à statuts spécial dispensés de la charge féodale du service militaire moyennant un impôt spécial levé en principe tous les 20 ans. Le franc fief avait pour origine l’achat d’un fief par une personne roturière et qui donc ne pouvait remplir son service militaire auprès du roi.

[6] Comité Archéologique de Senlis, 3ème série TVII p 67.

[7] Ce dessins est conservé à la société historique de Villers-Cotterêts.

[8] Ce château a malheureusement été en grande partie détruit au cours du siècle dernier et dénaturé par une reconstruction partielle à la fin du XIXème siècle.

[9] Ce château à fait l’objet d’une très bonne étude dans le tome 1 du Congrès de la Société Française d’Archéologie, AISNE, 1990 dont le plan ci-joint est tiré.

[10] A titre de comparaison, la reconstruction du grand logis du château de Vic-sur-Aisne en 1599 a coûté 900 écus (maçonnerie, charpente et couverture). C’était une bâtisse construite sur deux niveaux et d’environ 300m² de surface.